Discours prononcé le 3 Mai 1999 par Bernard Aubert

Monsieur Le Professeur,
Monsieur Le Recteur,
Monsieur Le Président,
Mesdames et Messieurs, Chers Collègues,

 

C'est pour moi un réel honneur et un grand plaisir de vous présenter le Professeur Carlo RUBBIA, Physicien au CERN et Professeur à l'Université de Pavie, que vous avez décidé d'honorer aujourd'hui.
Le Professeur RUBBIA est un homme exemplaire qui a réussi une carrière exemplaire. Ma présentation s'attachera à ces deux aspects ainsi qu'aux relations privilégiées entretenues par l'intermédiaire du LAPP avec l'Université de Savoie. Mais, avant d'aller plus avant dans cette présentation, laissez-moi vous dire, en quelques mots, la discipline dans laquelle Carlo RUBBIA a réalisé son besoin de recherche.

La Physique des Particules aussi appelée Physique des Hautes Energies est une physique fondamentale par excellence. En effet les particules sont les objets les plus simples existants dans la nature . Pour les obtenir à l'état libre, on doit casser l'atome, casser le noyau, accéder au coeur de la matière. Pour cela il faut fournir une grande énergie . On connaît l'image de la noix : vous la frappez faiblement, vous détruirez la bogue. Vous devrez déployer une force plus importante pour accéder à la partie comestible, cachée à l'intérieur.
Réunir une grande énergie pour obtenir les particules les plus élémentaires, c'est la raison d'être du CERN, le Centre Européen situé à Genève, au sein duquel le Professeur Carlo RUBBIA a passé la majorité de sa carrière de chercheur.
Quel est l'intérêt de ces particules ? Ce sont les projectiles et les cibles dont les chocs permettent d'étudier les interactions et les forces qui construisent et régissent le monde dans lequel nous vivons.
Aujourd'hui, tout le monde connaît le Big Bang et s'il a été possible de construire une représentation de cet instant particulier c'est grâce aux observations et découvertes de la Physique des Particules. Cette représentation communément appelée le Modèle Standard pose encore des questions fondamentales, telle que l'origine des masses, pourquoi le quantum de l'interaction faible a-t-il une masse alors que le quantum de l'interaction électromagnétique n'en a pas ? Ce type de question devrait être résolu après la mise en service au CERN du LHC, le Large Hadron Collider, projet qui a été initialisé sous la direction de Carlo RUBBIA, en 1992.

Il serait sans doute long et fastidieux pour les non physiciens ici présents de rappeler la liste des expériences et des thèmes de physique abordés par Carlo RUBBIA entre sa thèse de 1957 et l'attribution du Prix Nobel de 1984. Mais il est intéressant de relever que tous ces travaux suivaient une ligne directrice qui était l'augmentation de nos connaissances dans le domaine des interactions faibles. Pourquoi ce domaine ? Sans doute parce que c'était un thème où l'Italie retrouvait la trace d'Enrico FERMI. C'était aussi un domaine où la construction de la théorie et l'interprétation des résultats expérimentaux étaient les plus directes.
Carlo est avant tout un expérimentateur. Dans le domaine des interactions faibles, il pouvait donner pleine dimension à sa créativité et à son goût pour l'instrumentation suivant sa croyance :"pour découvrir quelque chose de nouveau il faut construire quelque chose de nouveau".
Afin d'illustrer cette attitude, nous pouvons rappeler les phases de la recherche du Boson intermédiaire WZ, véhicule de l'interaction faible. En 1970, si la masse de celui-ci avait été accessible aux énergies disponibles dans les différents centres en Europe, aux Etats Unis et dans l'Ex-URSS, des effets auraient dû être observés dans les taux d'interactions de cette particule difficile à identifier qu'est le neutrino. En 1976 aucun effet n'était perceptible. Une "idée folle" de Carlo, comme sa carrière en regorge, proposa d'utiliser dans le même accélérateur un faisceau de protons et un faisceau de son antiparticule tournant dans le même champ magnétique mais en sens inverse.
La vertu de Carlo RUBBIA fut de transformer cette idée folle en réalité, il fut accompagné dans cette démarche par Simon VAN DER MEER avec lequel il partage le Prix Nobel 1984. Je vous laisse imaginer le combat incessant, de 1976 à 1981, pour convaincre la communauté scientifique que cela était possible.
Réaliser ces collisions proton antiprotons était une chose, observer le W et le Z une autre. C'est pour cela que Carlo, dès 1978, peu après la création du LAPP, réunit la meilleure équipe possible, dans son langage : la meilleure armée, pour construire le détecteur connu sous le nom de UA1 (pour première expérience souterraine au CERN).
La mise en place de cette équipe a été aussi un tournant dans notre discipline. L'obtention de résultats demandait maintenant des appareillages dont la complexité nécessitait la réunion d'un grand nombre d'experts. La direction de ces équipes nécessite la juxtaposition de qualités de chef d'entreprise aux qualités de physicien.


L'attribution du Prix Nobel a été évidemment une étape dans la carrière de Carlo RUBBIA : comme vous pouvez imaginer, les sollicitations des sirènes médiatiques l'invitaient à quitter le laboratoire pour des activités plus en vue. Après quelque temps Carlo a su résister et utiliser son énergie dans des activités scientifiques importantes.
D'abord l'enseignement : il a été invité à donner des cours dans des universités prestigieuses de presque tous les continents.
Puis il a payé son tribu à l'administration de la Physique en assumant la direction du CERN à une époque cruciale de mise en place des accords internationaux pour la réalisation du futur accélérateur.
Enfin au point de vue recherche, il se lance dans une étude de concepts fondamentaux sur le traitement des chaînes de noyaux radioactifs. Ces concepts sont d'une portée sociale fondamentale car ils concernent d'une part une utilisation rationnelle de l'énergie nucléaire et, d'autre part, le traitement des déchets nucléaires. Ces études demandent du temps pour apporter des solutions pratiques, solutions dépendant évidemment des politiques industrielles des différents états. Aux Etats Unis un projet basé sur les idées de Carlo RUBBIA a été déposé dans le but de traiter plusieurs milliers de tonnes de déchets à une échéance de 15 ans. Une autre application de ces études pourrait être la réalisation de moteurs nucléaires fiables et de poids faible qui ouvriraient des horizons nouveaux à la recherche spatiale.
Mais revenons à une recherche plus orientée sur la Physique des Particules. Une idée chère à Carlo RUBBIA est la visualisation non pas des particules mais des traces de particules. Pour nous Français, cette idée est très ancrée dans notre histoire scientifique. Dès 1936 Frédérique et Irène JOLIOT CURIE construisaient une chambre de Wilson qui permettait de visualiser, dans un brouillard, le passage des particules. Dans les années 50 et 60, l'école du Professeur LEPRINCE RINGUET et l'école du Professeur BERTHELOT construisirent les chambres à bulles de grand volume : GARGAMELLE et MIRABELLE qui ont apporté leur pierre à la construction du Modèle Standard. Enfin, nous pouvons citer Georges CHARPAK, lui aussi Prix Nobel de Physique, qui développa la technologie des chambres proportionnelles.
Cet intérêt pour la visualisation a poussé Carlo RUBBIA à construire, pour l'expérience UA1, un détecteur de traces de 6 mètres de long et de 2m5 de diamètre. C'est aussi ce qui motive le projet ICARUS, l'un des projets actuels de CARLO, détecteur extrêmement ambitieux qui alliera la résolution spatiale des chambres à bulles et l'efficacité des détecteurs électroniques.


Pourquoi cette cérémonie se tient-elle aujourd'hui au LAPP ? Vous avez compris que la Communauté de la Physique des Particules est une communauté internationale où les Physiciens des différents Instituts tissent un réseau de relations très étroit. En plus des relations normales de collaboration/compétition existant dans un tel réseau, les relations entre le LAPP et Carlo RUBBIA ont eu des phases d'interaction très forte.
Je vous ai mentionné la création de l'équipe UA1 pour la définition et la construction du détecteur de mise en évidence des Bosons intermédiaires, cette création a eu lieu dès les premières années de notre laboratoire construit par la réunion à Annecy de physiciens venant d'horizons différents et de plusieurs laboratoires français. Une équipe, encore partiellement représentée ici aujourd'hui, a conçu une partie du détecteur, les calorimètres Bouchons électro magnétiques, Bouchon car ils fermaient le volume de détection, calorimètres car les particules qui pénètrent à l'intérieur laisse l'indication de leur énergie. Ceux ci permettaient la mise en évidence des désintégrations avec un électron dans l'état final. L' équipe composée de physiciens, d'ingénieurs et de techniciens a été responsable de tous les aspects du détecteur, conception et réalisation : aspects mécaniques, électroniques et logiciels de simulation, de calibration et d'exploitation. La qualité du travail de cette équipe a obtenu une reconnaissance internationale. Elle a contribué à établir la réputation du laboratoire et à faire connaître dans le monde Annecy et la Savoie.
Pour la petite histoire signalons que le premier Zo identifié à l'analyse l'a été dans ce laboratoire alors qu'en pleine nuit Marie-Noëlle MINARD exploitait les données enregistrées précédemment. Marie-Noëlle se rendit aussitôt au CERN où une cellule de crise réunie sur le champs validait sa découverte dont la nouvelle se répandit dès 9 h du matin. Signalons aussi qu'il a été produit le 3 mai 1983, nous fêtons donc aujourd'hui son seizième anniversaire. Avec les expériences au LEP ou des milliers de Z° ont été produit, on peut estimer que cette particule a atteint très vite sa majorité.
Signalons également que l'annonce de ces résultats à la Conférence internationale de Brighton, a été faite par Jacques COLAS également physicien au LAPP, et également présent ici cet après midi. Enfin j'ai eu l'honneur de représenter le CNRS à la célébration de remise du Nobel à Stockholm en décembre 1984.
Terminons la petite histoire de cette relation entre Carlo et le LAPP par une superbe réception à la Mairie d'Annecy-Le-Vieux en janvier 1985. Réception au cours de laquelle le Maire Jean BROCCARD remit à Carlo RUBBIA, une cloche des célèbres fonderies Paccard encore localisées à Annecy-Le-Vieux.

Une telle carrière n'a pu être réalisée qu'avec des qualités exceptionnelles. Un de mes collègues dit de Carlo que c'est typiquement un physicien de Hautes Energies. J'aimerais passer les quelques minutes qui me reste à peindre pour vous quelques traits de la personnalité de Carlo RUBBIA.
Vous avez compris que ses qualités de chercheurs étaient doublées de qualités d'entrepreneur et de chef d'équipe . Il a su passionner et dynamiser des ensembles humains qui font ressembler nos expériences à des entreprises industrielles plus qu'au laboratoire du Professeur TOURNESOL.
Carlo RUBBIA est lui-même un homme passionné. Sa forte personnalité est connue dès ses débuts en recherche. Fin de l'année 1959, au début du CERN les physiciens utilisaient le Syncrocycloteron appelé SC. Le nombre d'équipes y était restreint, c'est là que j'ai fait mes premiers travaux de recherche. Nous avions une salle que nous appelions le "Beam off", c'est-à-dire "l'absence de faisceau" où les physiciens se retrouvaient au milieu de la nuit pour prendre un café ou se restaurer dans l'attente du retour des particules dans les expériences. Ce lieu convivial était bien entendu, un centre de "papotage" et d'échanges d'informations entre les physiciens des différents groupes. Le dynamisme d'un jeune physicien italien de retour de Columbia qui travaillait avec HEINTZE MUKHIN et SOERGEL faisait partie des sujets récurrents.

Un autre aspect intéressant de son pouvoir stimulant est sa difficulté à recevoir et admettre les nouvelles inattendues. Ainsi alors qu'il commutait entre Boston où il enseignait à Harvard et Chicago (son expérience était installée au laboratoire FERMI), il avait l'habitude de convoquer une réunion le vendredi soir, après le dîner, à l'arrivée du dernier avion. Je ne vous décrirai pas l'accueil lorsque un étudiant lui annonçait un résultat inattendu ou une difficulté non surmontée. Une autre réunion était convoquée pour le lendemain matin à 9h. Là, à la surprise générale, Carlo confirmait le résultat ou apportait une solution. Il avait passé la nuit soit avec le fer à souder et l'oscillo, soit avec le terminal pour se clarifier les idées.
Son caractère bien trempé est doublé d'un amour pour la vérité, d'une intuition très riche et d'une très grande puissance de travail.

Enfin j'aimerais signaler un dernier trait de son caractère par une expression prise de sa bouche : "The best money can buy" ("le mieux que l'argent puisse vous procurer"). Carlo a un souci constant de qualité mais à une qualité en liaison avec la réalité. Vous devez vous battre pour obtenir le meilleur budget possible, une fois celui-ci obtenu, vous devez vous battre pour réaliser le mieux qu'il est possible avec les contraintes inhérentes à tout projet.


Vous présenter le Professeur RUBBIA en un temps limité impose des choix. J'aurais pu également vous parler de son amour pour la cuisine chinoise, pour l'art du vin ou son intérêt pour les fromages. Les sujets ne manquent pas tant ses connaissance sont universelles et ses intérêts très larges. Je laisserai ici la parole à un autre Prix Nobel, Jack STEINBERGER qui me disait de Carlo "il est exceptionnel dans tout ce qu'il fait, je n'ose imaginer ce qu'il aurait fait si au lieu de se diriger vers la recherche scientifique il s'était dirigé dans le monde des affaires ! "

La présentation ne serait pas complète sans un bref aperçu de toutes les distinctions obtenues. Carlo RUBBIA est membre d'un très grand nombre d'académies et de sociétés savantes. Evidemment en Italie pour une dizaine d'entre elles, mais également à d'autres académies nationales, notamment en France mais aussi aux Etats Unis et en Russie. Il est membre de l'Académie Pontificale. Il a été honoré par plus d'une trentaine de prix dont le plus prestigieux est le Prix Nobel en 1984. Il a été décoré de l'Ordre de La Grande Croix par le Président de la République italienne. Il a reçu la Distinction d'Officier de la Légion d'Honneur en 1989 des mains du Président François MITTERAND.

J'ai essayé de vous brosser en traits grossiers la carrière d'un chercheur et de proposer à votre réflexion les critères de qualité qui apparaissent en filigrane dans celle-ci.
Il est fondamental pour une carrière de chercheur de se fixer une ligne et d'y croire.
Pour trouver quelque chose de nouveau il faut innover et construire de nouveaux appareillages.
Il existe un lien fort qui unit la Science et la Technologie .
Enfin rappelons nous que si "impossible n'est pas français", impossible ne doit pas non plus être italien ou plutôt impossible n'est pas un mot connu pour un chercheur.

Mesdames, Messieurs, mes chers Collègues, Monsieur le Professeur Carlo RUBBIA a apporté et continue d'apporter une contribution essentielle au progrès de la Science et de la connaissance humaine. Il a su transmettre ses compétences et son enthousiasme à plusieurs générations de physiciens. Nous sommes très honorés de l'avoir parmi nous aujourd'hui et de lui rendre hommage par cette remise de diplôme de l'Université de Savoie.

3 Mai 1999

Cérémonie Officielle De Remise Des Insignes
De Docteur HONORIS CAUSA de l'Université de SAVOIE.

Discours de Bernard Aubert
Directeur de Recherche au CNRS