Monsieur Le Professeur,
Monsieur Le Recteur,
Monsieur Le Président,
Mesdames et Messieurs, Chers Collègues,
C'est pour moi un réel
honneur et un grand plaisir de vous présenter le Professeur
Carlo RUBBIA, Physicien au CERN et Professeur à l'Université
de Pavie, que vous avez décidé d'honorer aujourd'hui.
Le Professeur RUBBIA est un homme exemplaire qui a réussi
une carrière exemplaire. Ma présentation s'attachera
à ces deux aspects ainsi qu'aux relations privilégiées
entretenues par l'intermédiaire du LAPP avec l'Université
de Savoie. Mais, avant d'aller plus avant dans cette présentation,
laissez-moi vous dire, en quelques mots, la discipline dans laquelle
Carlo RUBBIA a réalisé son besoin de recherche.
La Physique des Particules
aussi appelée Physique des Hautes Energies est une physique
fondamentale par excellence. En effet les particules sont les
objets les plus simples existants dans la nature . Pour les obtenir
à l'état libre, on doit casser l'atome, casser
le noyau, accéder au coeur de la matière. Pour
cela il faut fournir une grande énergie . On connaît
l'image de la noix : vous la frappez faiblement, vous détruirez
la bogue. Vous devrez déployer une force plus importante
pour accéder à la partie comestible, cachée
à l'intérieur.
Réunir une grande énergie pour obtenir les particules
les plus élémentaires, c'est la raison d'être
du CERN, le Centre Européen situé à Genève,
au sein duquel le Professeur Carlo RUBBIA a passé la majorité
de sa carrière de chercheur.
Quel est l'intérêt de ces particules ? Ce sont les
projectiles et les cibles dont les chocs permettent d'étudier
les interactions et les forces qui construisent et régissent
le monde dans lequel nous vivons.
Aujourd'hui, tout le monde connaît le Big Bang et s'il
a été possible de construire une représentation
de cet instant particulier c'est grâce aux observations
et découvertes de la Physique des Particules. Cette représentation
communément appelée le Modèle Standard pose
encore des questions fondamentales, telle que l'origine des masses,
pourquoi le quantum de l'interaction faible a-t-il une masse
alors que le quantum de l'interaction électromagnétique
n'en a pas ? Ce type de question devrait être résolu
après la mise en service au CERN du LHC, le Large Hadron
Collider, projet qui a été initialisé sous
la direction de Carlo RUBBIA, en 1992.
Il serait sans doute long
et fastidieux pour les non physiciens ici présents de
rappeler la liste des expériences et des thèmes
de physique abordés par Carlo RUBBIA entre sa thèse
de 1957 et l'attribution du Prix Nobel de 1984. Mais il est intéressant
de relever que tous ces travaux suivaient une ligne directrice
qui était l'augmentation de nos connaissances dans le
domaine des interactions faibles. Pourquoi ce domaine ? Sans
doute parce que c'était un thème où l'Italie
retrouvait la trace d'Enrico FERMI. C'était aussi un domaine
où la construction de la théorie et l'interprétation
des résultats expérimentaux étaient les
plus directes.
Carlo est avant tout un expérimentateur. Dans le domaine
des interactions faibles, il pouvait donner pleine dimension
à sa créativité et à son goût
pour l'instrumentation suivant sa croyance :"pour découvrir
quelque chose de nouveau il faut construire quelque chose de
nouveau".
Afin d'illustrer cette attitude, nous pouvons rappeler les phases
de la recherche du Boson intermédiaire WZ, véhicule
de l'interaction faible. En 1970, si la masse de celui-ci avait
été accessible aux énergies disponibles
dans les différents centres en Europe, aux Etats Unis
et dans l'Ex-URSS, des effets auraient dû être observés
dans les taux d'interactions de cette particule difficile à
identifier qu'est le neutrino. En 1976 aucun effet n'était
perceptible. Une "idée folle" de Carlo, comme
sa carrière en regorge, proposa d'utiliser dans le même
accélérateur un faisceau de protons et un faisceau
de son antiparticule tournant dans le même champ magnétique
mais en sens inverse.
La vertu de Carlo RUBBIA fut de transformer cette idée
folle en réalité, il fut accompagné dans
cette démarche par Simon VAN DER MEER avec lequel il partage
le Prix Nobel 1984. Je vous laisse imaginer le combat incessant,
de 1976 à 1981, pour convaincre la communauté scientifique
que cela était possible.
Réaliser ces collisions proton antiprotons était
une chose, observer le W et le Z une autre. C'est pour cela que
Carlo, dès 1978, peu après la création du
LAPP, réunit la meilleure équipe possible, dans
son langage : la meilleure armée, pour construire le détecteur
connu sous le nom de UA1 (pour première expérience
souterraine au CERN).
La mise en place de cette équipe a été aussi
un tournant dans notre discipline. L'obtention de résultats
demandait maintenant des appareillages dont la complexité
nécessitait la réunion d'un grand nombre d'experts.
La direction de ces équipes nécessite la juxtaposition
de qualités de chef d'entreprise aux qualités de
physicien.
L'attribution du Prix Nobel a été évidemment
une étape dans la carrière de Carlo RUBBIA : comme
vous pouvez imaginer, les sollicitations des sirènes médiatiques
l'invitaient à quitter le laboratoire pour des activités
plus en vue. Après quelque temps Carlo a su résister
et utiliser son énergie dans des activités scientifiques
importantes.
D'abord l'enseignement : il a été invité
à donner des cours dans des universités prestigieuses
de presque tous les continents.
Puis il a payé son tribu à l'administration de
la Physique en assumant la direction du CERN à une époque
cruciale de mise en place des accords internationaux pour la
réalisation du futur accélérateur.
Enfin au point de vue recherche, il se lance dans une étude
de concepts fondamentaux sur le traitement des chaînes
de noyaux radioactifs. Ces concepts sont d'une portée
sociale fondamentale car ils concernent d'une part une utilisation
rationnelle de l'énergie nucléaire et, d'autre
part, le traitement des déchets nucléaires. Ces
études demandent du temps pour apporter des solutions
pratiques, solutions dépendant évidemment des politiques
industrielles des différents états. Aux Etats Unis
un projet basé sur les idées de Carlo RUBBIA a
été déposé dans le but de traiter
plusieurs milliers de tonnes de déchets à une échéance
de 15 ans. Une autre application de ces études pourrait
être la réalisation de moteurs nucléaires
fiables et de poids faible qui ouvriraient des horizons nouveaux
à la recherche spatiale.
Mais revenons à une recherche plus orientée sur
la Physique des Particules. Une idée chère à
Carlo RUBBIA est la visualisation non pas des particules mais
des traces de particules. Pour nous Français, cette idée
est très ancrée dans notre histoire scientifique.
Dès 1936 Frédérique et Irène JOLIOT
CURIE construisaient une chambre de Wilson qui permettait de
visualiser, dans un brouillard, le passage des particules. Dans
les années 50 et 60, l'école du Professeur LEPRINCE
RINGUET et l'école du Professeur BERTHELOT construisirent
les chambres à bulles de grand volume : GARGAMELLE et
MIRABELLE qui ont apporté leur pierre à la construction
du Modèle Standard. Enfin, nous pouvons citer Georges
CHARPAK, lui aussi Prix Nobel de Physique, qui développa
la technologie des chambres proportionnelles.
Cet intérêt pour la visualisation a poussé
Carlo RUBBIA à construire, pour l'expérience UA1,
un détecteur de traces de 6 mètres de long et de
2m5 de diamètre. C'est aussi ce qui motive le projet ICARUS,
l'un des projets actuels de CARLO, détecteur extrêmement
ambitieux qui alliera la résolution spatiale des chambres
à bulles et l'efficacité des détecteurs
électroniques.
Pourquoi cette cérémonie se tient-elle aujourd'hui
au LAPP ? Vous avez compris que la Communauté de la Physique
des Particules est une communauté internationale où
les Physiciens des différents Instituts tissent un réseau
de relations très étroit. En plus des relations
normales de collaboration/compétition existant dans un
tel réseau, les relations entre le LAPP et Carlo RUBBIA
ont eu des phases d'interaction très forte.
Je vous ai mentionné la création de l'équipe
UA1 pour la définition et la construction du détecteur
de mise en évidence des Bosons intermédiaires,
cette création a eu lieu dès les premières
années de notre laboratoire construit par la réunion
à Annecy de physiciens venant d'horizons différents
et de plusieurs laboratoires français. Une équipe,
encore partiellement représentée ici aujourd'hui,
a conçu une partie du détecteur, les calorimètres
Bouchons électro magnétiques, Bouchon car ils fermaient
le volume de détection, calorimètres car les particules
qui pénètrent à l'intérieur laisse
l'indication de leur énergie. Ceux ci permettaient la
mise en évidence des désintégrations avec
un électron dans l'état final. L' équipe
composée de physiciens, d'ingénieurs et de techniciens
a été responsable de tous les aspects du détecteur,
conception et réalisation : aspects mécaniques,
électroniques et logiciels de simulation, de calibration
et d'exploitation. La qualité du travail de cette équipe
a obtenu une reconnaissance internationale. Elle a contribué
à établir la réputation du laboratoire et
à faire connaître dans le monde Annecy et la Savoie.
Pour la petite histoire signalons que le premier Zo identifié
à l'analyse l'a été dans ce laboratoire
alors qu'en pleine nuit Marie-Noëlle MINARD exploitait les
données enregistrées précédemment.
Marie-Noëlle se rendit aussitôt au CERN où
une cellule de crise réunie sur le champs validait sa
découverte dont la nouvelle se répandit dès
9 h du matin. Signalons aussi qu'il a été produit
le 3 mai 1983, nous fêtons donc aujourd'hui son seizième
anniversaire. Avec les expériences au LEP ou des milliers
de Z° ont été produit, on peut estimer que
cette particule a atteint très vite sa majorité.
Signalons également que l'annonce de ces résultats
à la Conférence internationale de Brighton, a été
faite par Jacques COLAS également physicien au LAPP, et
également présent ici cet après midi. Enfin
j'ai eu l'honneur de représenter le CNRS à la célébration
de remise du Nobel à Stockholm en décembre 1984.
Terminons la petite histoire de cette relation entre Carlo et
le LAPP par une superbe réception à la Mairie d'Annecy-Le-Vieux
en janvier 1985. Réception au cours de laquelle le Maire
Jean BROCCARD remit à Carlo RUBBIA, une cloche des célèbres
fonderies Paccard encore localisées à Annecy-Le-Vieux.
Une telle carrière
n'a pu être réalisée qu'avec des qualités
exceptionnelles. Un de mes collègues dit de Carlo que
c'est typiquement un physicien de Hautes Energies. J'aimerais
passer les quelques minutes qui me reste à peindre pour
vous quelques traits de la personnalité de Carlo RUBBIA.
Vous avez compris que ses qualités de chercheurs étaient
doublées de qualités d'entrepreneur et de chef
d'équipe . Il a su passionner et dynamiser des ensembles
humains qui font ressembler nos expériences à des
entreprises industrielles plus qu'au laboratoire du Professeur
TOURNESOL.
Carlo RUBBIA est lui-même un homme passionné. Sa
forte personnalité est connue dès ses débuts
en recherche. Fin de l'année 1959, au début du
CERN les physiciens utilisaient le Syncrocycloteron appelé
SC. Le nombre d'équipes y était restreint, c'est
là que j'ai fait mes premiers travaux de recherche. Nous
avions une salle que nous appelions le "Beam off",
c'est-à-dire "l'absence de faisceau" où
les physiciens se retrouvaient au milieu de la nuit pour prendre
un café ou se restaurer dans l'attente du retour des particules
dans les expériences. Ce lieu convivial était bien
entendu, un centre de "papotage" et d'échanges
d'informations entre les physiciens des différents groupes.
Le dynamisme d'un jeune physicien italien de retour de Columbia
qui travaillait avec HEINTZE MUKHIN et SOERGEL faisait partie
des sujets récurrents.
Un autre aspect intéressant de son pouvoir stimulant est
sa difficulté à recevoir et admettre les nouvelles
inattendues. Ainsi alors qu'il commutait entre Boston où
il enseignait à Harvard et Chicago (son expérience
était installée au laboratoire FERMI), il avait
l'habitude de convoquer une réunion le vendredi soir,
après le dîner, à l'arrivée du dernier
avion. Je ne vous décrirai pas l'accueil lorsque un étudiant
lui annonçait un résultat inattendu ou une difficulté
non surmontée. Une autre réunion était convoquée
pour le lendemain matin à 9h. Là, à la surprise
générale, Carlo confirmait le résultat ou
apportait une solution. Il avait passé la nuit soit avec
le fer à souder et l'oscillo, soit avec le terminal pour
se clarifier les idées.
Son caractère bien trempé est doublé d'un
amour pour la vérité, d'une intuition très
riche et d'une très grande puissance de travail.
Enfin j'aimerais signaler
un dernier trait de son caractère par une expression prise
de sa bouche : "The best money can buy" ("le mieux
que l'argent puisse vous procurer"). Carlo a un souci constant
de qualité mais à une qualité en liaison
avec la réalité. Vous devez vous battre pour obtenir
le meilleur budget possible, une fois celui-ci obtenu, vous devez
vous battre pour réaliser le mieux qu'il est possible
avec les contraintes inhérentes à tout projet.
Vous présenter le Professeur RUBBIA en un temps limité
impose des choix. J'aurais pu également vous parler de
son amour pour la cuisine chinoise, pour l'art du vin ou son
intérêt pour les fromages. Les sujets ne manquent
pas tant ses connaissance sont universelles et ses intérêts
très larges. Je laisserai ici la parole à un autre
Prix Nobel, Jack STEINBERGER qui me disait de Carlo "il
est exceptionnel dans tout ce qu'il fait, je n'ose imaginer ce
qu'il aurait fait si au lieu de se diriger vers la recherche
scientifique il s'était dirigé dans le monde des
affaires ! "
La présentation
ne serait pas complète sans un bref aperçu de toutes
les distinctions obtenues. Carlo RUBBIA est membre d'un très
grand nombre d'académies et de sociétés
savantes. Evidemment en Italie pour une dizaine d'entre elles,
mais également à d'autres académies nationales,
notamment en France mais aussi aux Etats Unis et en Russie. Il
est membre de l'Académie Pontificale. Il a été
honoré par plus d'une trentaine de prix dont le plus prestigieux
est le Prix Nobel en 1984. Il a été décoré
de l'Ordre de La Grande Croix par le Président de la République
italienne. Il a reçu la Distinction d'Officier de la Légion
d'Honneur en 1989 des mains du Président François
MITTERAND.
J'ai essayé de vous
brosser en traits grossiers la carrière d'un chercheur
et de proposer à votre réflexion les critères
de qualité qui apparaissent en filigrane dans celle-ci.
Il est fondamental pour une carrière de chercheur de se
fixer une ligne et d'y croire.
Pour trouver quelque chose de nouveau il faut innover et construire
de nouveaux appareillages.
Il existe un lien fort qui unit la Science et la Technologie
.
Enfin rappelons nous que si "impossible n'est pas français",
impossible ne doit pas non plus être italien ou plutôt
impossible n'est pas un mot connu pour un chercheur.
Mesdames, Messieurs, mes
chers Collègues, Monsieur le Professeur Carlo RUBBIA a
apporté et continue d'apporter une contribution essentielle
au progrès de la Science et de la connaissance humaine.
Il a su transmettre ses compétences et son enthousiasme
à plusieurs générations de physiciens. Nous
sommes très honorés de l'avoir parmi nous aujourd'hui
et de lui rendre hommage par cette remise de diplôme de
l'Université de Savoie.
3 Mai 1999
Cérémonie
Officielle De Remise Des Insignes
De Docteur HONORIS CAUSA de l'Université de SAVOIE.
Discours de Bernard Aubert
Directeur de Recherche au CNRS
|